PÉNURIE DE MAIN-D’OEUVRE: QUELLES CAUSES, QUELLES CONSÉQUENCES?

«Pénurie de main-d’œuvre» : une expression qui revient souvent dans le débat sur la relance économique post-COVID au Québec, dans un contexte où le taux de chômage se situe encore à 6 %, le même qu’avant la pandémie. Cette pénurie semble particulièrement marquée dans certains secteurs d’activité, comme la restauration, les services, la construction ou l’hôtellerie, qui sont confrontés à de grandes difficultés de recrutement.

Pourquoi la main-d’œuvre est-elle absente dans l’économie post-COVID de l’été 2021 et fort probablement dans le processus de redémarrage économique à court et moyen termes? Quelles sont les causes de ce phénomène et ses conséquences possibles? Les réponses à ces questions sont variées et multifactorielles, et les explications exhaustives impossibles. Personne ne saisit encore très bien le poids et la nature des facteurs explicatifs. Cependant, une analyse de la situation nous permet d’identifier trois causes de ce phénomène et deux conséquences, l’une négative et l’autre positive.

Trois causes de la pénurie de main-d’œuvre

Les causes de la pénurie de main-d’œuvre se situent sur trois plans distincts, soit les plans conjoncturel, structurel et des valeurs. Une première cause, de nature conjoncturelle, pourrait être liée aux prestations d’aide mises en place par le gouvernement fédéral durant la pandémie, qui auraient incité certains travailleurs à rester à la maison plutôt qu’à reprendre un emploi. En effet, le programme d’aide aux personnes sans emploi, qui portait auparavant le nom de «prestation canadienne d’urgence» (PCU) et maintenant celui de «prestation canadienne de la relance économique» (PCRE), a été prolongé plusieurs fois depuis son instauration, au printemps 2020. Il est supposé prendre fin le 23 octobre 2021. Plus de 100 000 Québécois reçoivent encore la PCRE.

Selon certains représentants des employeurs, les travailleurs qui bénéficient de ces mesures d’aide auraient dû, en principe, intégrer le marché de l’emploi, redevenu dynamique, et contribuer à diminuer la pénurie de main-d’œuvre. Cette conjecture n’est pas sans fondement. Les mesures d’aide du gouvernement fédéral n’ont pas été la source de la pénurie de main-d’œuvre, mais elles ont pu l’aggraver dans le contexte de la reprise économique post-COVID et d’un marché du travail dynamique, mais offrant des taux de rémunération horaire peu alléchants. Les individus, qui se comportent de façon rationnelle, préfèrent, la plupart du temps, gagner de l’argent sans rien faire au lieu de se tuer à la tâche pour obtenir le même gain. Comme c’est souvent le cas, certaines politiques publiques, élaborées avec de bonnes intentions, mènent à de mauvais résultats.

Une deuxième explication, de nature structurelle, tient à l’inadéquation entre l’offre et la demande de travail. Cette inadéquation se situe d’abord sur le plan des compétences professionnelles. En effet, les compétences recherchées par les employeurs ne correspondent pas forcément à celles que la main-d’œuvre peut offrir, dans la mesure où la crise pandémique a modifié la répartition sectorielle et régionale des emplois. Un travailleur qui a perdu son poste comme pilote d’avion ou un artiste de la scène ne peut pas immédiatement occuper un emploi de mécanicien, de cuisinier ou d’infirmier, et un poste de serveur dans un restaurant ne leur convient pas, d’autant plus s’ils ont pu changer de domicile en vue de faire du télétravail dans une région extra-urbaine.

L’inadéquation peut toucher également le niveau de formation. Des jeunes de plus en plus formés, très souvent des diplômés universitaires, se retrouvent sur le marché du travail, tandis qu’un grand nombre d’entreprises cherchent des travailleurs qui possèdent un diplôme de niveau secondaire ou moins. Comme les emplois que ces entreprises offrent ne sont pas toujours de qualité, les jeunes se tournent vers des domaines mieux rémunérés ou poursuivent leurs études.


La troisième explication relève de l’ordre des valeurs et concerne principalement, mais pas exclusivement, la nouvelle génération de travailleurs. La mobilisation au travail de cette catégorie de main-d’œuvre est moindre que celle des générations précédentes. Les jeunes d’aujourd’hui n’acceptent pas n’importe quel emploi et ne voient pas le travail comme un devoir social. La qualité est une dimension essentielle pour juger l’acceptabilité d’un emploi et les dimensions de cette qualité ne sont pas forcément pécuniaires. Elles sont liées aux interactions sociales, à l’exercice de l’autonomie et de l’initiative, et aux possibilités d’apprentissage pour développer ses compétences.

Ainsi, les données issues d’une enquête que nous avons menée auprès de jeunes Québécois de 18 à 34 ans (échantillon représentatif de la population active) montrent que les caractéristiques qu’ils considèrent comme les plus importantes au moment de choisir un emploi sont, dans l’ordre, de bonnes relations avec les collègues de travail (66,3 %), une ambiance de travail agréable (65,3 %), une tâche intéressante (63,6 %) et qui favorise la réalisation personnelle (60,6 %), un bon degré d’autonomie (41,2 %) et un horaire de travail raisonnable (49 %). Bien qu’assez valorisées, les conditions matérielles (sécurité d’emploi et salaire) viennent généralement à la toute fin, les jeunes accordant à ces éléments les niveaux d’importance les plus faibles parmi l’éventail de choix : seulement 51,8 % des jeunes travailleurs jugent la sécurité d’emploi très importante au moment de choisir un emploi, tandis que la proportion de jeunes qui considère le salaire comme très important n’est que de 35 %.

Les conséquences de la pénurie de travailleurs

Indépendamment de ses causes, la pénurie de travailleurs doit nous inciter à réfléchir sur les conséquences de ce phénomène. Une de ces conséquences est négative et se situe sur le plan monétaire et financier. Ainsi, dans une situation où la demande de travail augmente plus vite que l’offre, les travailleurs sont en position de force pour obtenir des hausses de salaires plus importantes. D’ailleurs, on voit déjà que les rémunérations horaires ont déjà augmenté dans certains secteurs par rapport à l’année 2020.

Si cette hausse se poursuit, nous pourrions être confrontés à une course entre les salaires et les prix. En effet, face à la hausse du coût du travail, les entreprises augmentent le prix de leurs produits et services et une compétition s’enclenche entre l’augmentation des salaires et celle des prix, engendrant inévitablement une conjoncture favorable à l’inflation. Ce phénomène, extrêmement négatif, diminue le pouvoir d’achat des consommateurs, réduit les économies des ménages et sape les fondements moraux d’une société, en enrichissant une partie de la population aux dépens des autres.

La deuxième conséquence de la pénurie de main-d’œuvre est plutôt positive. En situation de manque de personnel, les entreprises sont obligées d’innover et de recourir aux nouvelles technologies pour maintenir leur viabilité. L’innovation est susceptible d’augmenter la productivité et pourrait mener à la disparition des emplois de mauvaise qualité sans nuire à la croissance économique. Dans un contexte de concurrence pour les travailleurs, les efforts des entreprises sont supposés converger vers des changements de technologie, lesquels sont un moteur du processus de «destruction créatrice» : la disparition de certains emplois qui permet la création d’autres emplois dans des secteurs plus innovants et dans des entreprises plus performantes. La technologisation et l’automatisation du monde du travail qui résultent de la pénurie de travailleurs permettra de remplacer la main-d’œuvre, une ressource limitée, par le capital, une ressource illimitée, tant pour la production de biens et de services que pour celle d’idées nouvelles et d’innovation.

Confronté à la pénurie de main-d’œuvre, le monde du travail s’ajustera inévitablement. Le système capitaliste est ainsi fait; un mécanisme complexe doté d’un fort pouvoir d’adaptation que les individus utilisent à leur avantage. Comme nous le rappelle si bien le philosophe Henri Bergson, «l’avenir n’est pas ce qui va nous arriver, mais ce que nous allons faire».

Source: la Tribune, par Mircea Vultur